Pourquoi certains artistes achètent des streams : anatomie d’un mirage devenu industrie

 


À l'heure où le streaming domine l'écoute musicale mondiale, une économie parallèle s'est construite dans l'ombre : l'achat de streams. Derrière ce phénomène, une idée simple a longtemps circulé — celle qu'il serait possible de gagner de l'argent en écoutant sa propre musique en boucle. Ce mirage numérique a attiré deux types d'artistes : ceux qui espèrent sincèrement se faire entendre, et ceux qui ont vu dans Spotify non pas une scène, mais une machine à cash. Entre calculs simplistes, fausses croyances, fraudes massives et nouvelles règles imposées par la plateforme, voici comment ce système s'est imposé… puis effondré.


Argent facile, mode d'emploi

L'idée paraît folle, mais elle a façonné tout un pan de l'écosystème musical indépendant. Plus qu'une idée, c'est une recette, un calcul simple : il suffit de payer un abonnement Spotify à 10 €, de publier un morceau, puis d'écouter ce même titre en boucle pour générer un revenu mensuel. Le raisonnement repose sur une hypothèse : si un stream rapporte 0,006 €, alors 1667 écoutes suffisent pour rembourser l'abonnement. Avec un stream comptabilisé toutes les 30 secondes, cela représente 1667 × 30 = 50 010 secondes, soit 833,5 minutes, donc 13 h 53 min d'écoute continue pour atteindre le seuil de rentabilité. À partir de ce seuil, chaque demi-minute d'écoute supplémentaire génère un petit bénéfice automatique. Extrapolé sur trente jours, le calcul promet environ 520 € par mois, simplement en laissant tourner un morceau jour et nuit. Vous voyez comment ça a tourné dans certains cerveaux ? 


La réalité derrière les chiffres : un modèle mal compris

Dans les faits, Spotify ne verse pas un montant fixe par écoute. Le payout dépend du pays, du type d'abonnement de l'auditeur, du distributeur et du poids total des streams dans le "pool" global de la plateforme. La rémunération se situe plutôt entre 0,003 et 0,005 € par stream pour la majorité des artistes. Pour rembourser un abonnement de 10 €, cela demande entre 2000 et 3334 streams selon les cas. Même en laissant tourner un morceau 24h/24 pendant 30 jours (soit environ 86 400 streams), les revenus oscilleraient entre 260 € et 430 € par mois dans le meilleur des cas — loin des 520 € promis par le calcul initial, mais certains s’en contentent…


Du bricolage maison aux fermes industrielles

Face à ce calcul séduisant, deux mondes parallèles se sont développés : les bricoleurs et les industriels de la fraude.


 1.L'approche artisanale : vieux téléphones et ordinateurs recyclés

Pour certains, l'idée a pris une forme presque touchante dans sa naïveté. Des artistes en difficulté ont commencé à accumuler de vieux smartphones et ordinateurs pour les transformer en "stations d'écoute". Le principe : créer plusieurs comptes Spotify Premium (souvent via des abonnements famille à prix réduit), installer l'application sur chaque appareil, et laisser tourner sa propre musique en boucle, 24h/24. Certains utilisent des navigateurs web multiples sur un même ordinateur, chacun avec un compte différent. D'autres recyclent leurs anciens iPhone et téléphones Android qui traînent dans les tiroirs, les branchent en permanence sur secteur, et les laissent streamer indéfiniment.

Cette méthode "fait maison" nécessite un investissement minimal : quelques abonnements Spotify, une connexion internet stable, et du temps pour gérer les comptes. De plus, elle reste limitée en échelle — difficile de dépasser quelques dizaines d'appareils sans que cela devienne ingérable.


 2.Les fermes à streams : l'industrialisation de la fraude

À l'autre extrémité du spectre, de véritables opérations industrielles ont vu le jour. Ces "streaming farms" utilisent des centaines, voire des milliers d'appareils connectés fonctionnant en permanence. Certaines opèrent depuis des pays où la main-d'œuvre est bon marché, avec des employés payés pour gérer des banques de téléphones diffusant de la musique non-stop.

Les plus sophistiquées utilisent des bots — des programmes informatiques automatisés qui contrôlent des comptes et lancent des écoutes sans intervention humaine. Ces scripts peuvent simuler un comportement humain : écouter plusieurs morceaux différents, faire des pauses, varier les horaires d'écoute. Certains fraudeurs utilisent même des proxies et des VPN pour faire croire que les écoutes proviennent de différents pays, rendant la détection plus difficile.

L'exemple le plus spectaculaire reste celui d'un bulgare en 2017 : utilisant 1200 comptes Spotify Premium distincts pour écouter 467 morceaux en boucle, il a généré plus de 72 millions d'écoutes en un seul mois — soit entre 288 000 et 415 000 € de revenus mensuels. Une autre opération, plus modeste, rapportait à son créateur environ 30 € par jour, mais avec un potentiel de multiplication massive.

Ces services se sont même démocratisés : des sites web proposent ouvertement d'acheter des milliers de streams pour quelques dizaines d'euros, créant un véritable marché parallèle. Des forums spécialisés échangent des tutoriels sur la création de bots Spotify, l'utilisation de Selenium ou Puppeteer pour automatiser les navigateurs, et les meilleures stratégies pour éviter la détection.


Deux catégories d'artistes : les bâtisseurs et les opportunistes

Ce mirage a suffi à diviser la scène musicale en deux familles bien distinctes. D'un côté, les artistes authentiques, ceux qui travaillent leur son, bâtissent leur communauté, avancent à leur rythme et misent sur la vraie écoute humaine. De l'autre, une génération d'opportunistes pour qui Spotify n'est pas un espace d'expression, mais un distributeur de billets. Pour eux, la musique n'est qu'un support technique : un fichier audio permettant d'actionner un mécanisme de rémunération. Pas de public, pas de message, pas de carrière — seulement des chiffres.


Quand la fraude devient une industrie mondiale

Cette vision mécanisée de la musique a ouvert la porte à des dérives massives. En 2025, une affaire explosive éclate : une plainte collective vise Spotify et met en cause des anomalies géantes dans les streams de Drake. RBX, figure du rap américain, accuse la plateforme d'avoir laissé se multiplier des volumes d'écoutes artificielles, parfois géolocalisées artificiellement pour paraître valides. Les écoutes venant de Turquie auraient été déguisées en écoutes britanniques, révélant un système où les limites de détection étaient dépassées.

Plus spectaculaire encore : aux États-Unis, Michael Smith est accusé d'avoir généré des centaines de milliers de morceaux par intelligence artificielle, puis de les avoir fait streamer par des bots sur les plateformes. Une opération industrielle qui lui aurait rapporté plusieurs millions de dollars. Sa méthode ? Un vrai modèle de fraude moderne : créer du contenu infini à coût nul, l'inonder sur Spotify, puis nourrir ce catalogue de fausses écoutes automatisées.

En France, l'ampleur n'est pas moindre. Une étude du Centre national de la musique révèle qu'en 2021, entre 1 et 3 milliards de streams seraient frauduleux. La plupart concernaient des artistes peu connus cherchant à simuler une traction artificielle. La fraude n’est plus une exception : elle est devenue un pan entier du marché.


Pourquoi ce système séduit autant 

Ce qui rend cette mécanique attractive, c'est son renversement complet de la logique artistique. Normalement, un artiste attend que son public arrive. Là, l'artiste devient et génère son propre public et donc son propre revenu. La boucle d'écoute remplace le marketing, les bots remplacent les auditeurs, et les royalties tombent sans aucune communauté, sans aucune relation humaine, sans aucun impact culturel. Pour certains créateurs en difficulté, c'est une bouée. Pour d'autres, un raccourci. Et pour quelques-uns, un business.


La riposte de Spotify : la fin du self-streaming

Face à cette montée en puissance, Spotify a réagi en avril 2024 avec de nouvelles règles radicales. Désormais, un morceau doit atteindre un seuil minimal de 1000 streams sur les 12 derniers mois pour générer des royalties. Si ce critère n'est pas rempli, l'argent est redistribué ailleurs dans le système. Cette mesure élimine d'un coup tous les morceaux créés uniquement pour le self-streaming, qui n'atteignent jamais une audience réelle.

La plateforme a également instauré des pénalités financières pour les labels et distributeurs lorsqu'un streaming artificiel flagrant est détecté sur leur contenu. Les coûts de la fraude sont désormais répercutés directement sur ceux qui en profitent.

Enfin, pour contrer l'abus de "sons fonctionnels" (bruits blancs, sons de pluie, etc.) uploadés en masse, Spotify impose désormais une durée d'écoute minimale plus longue pour ce type de contenu avant qu'un stream ne soit comptabilisé.

Ces mesures ont mis fin à toute possibilité de rentabiliser un abonnement via du self-streaming pur. Le seuil de 1000 streams impose une audience minimale, rendant impossible le modèle "un artiste = un auditeur". Les petites fermes artisanales avec quelques téléphones recyclés n'ont aucune chance d'atteindre ce volume de manière crédible. Même les opérations plus sophistiquées doivent multiplier les comptes et diversifier les écoutes, ce qui augmente considérablement les coûts et les risques de détection.


Deux visions qui s'affrontent, une seule qui survit

Le durcissement des règles marque le retour à l'essentiel. Les artistes authentiques, ceux qui bâtissent un vrai public, reprennent naturellement l'avantage. Ceux qui utilisaient Spotify comme une rente automatisée ont vu leur modèle s'effondrer du jour au lendemain. Car dans ce rééquilibrage, une vérité s'impose de nouveau : un stream n'a de valeur que s'il provient d'une oreille humaine réellement touchée par la musique.


Aujourd’hui, dans un paysage enfin recentré, les artistes qui dureront sont ceux qui construisent, connectent et racontent avec sincérité — pas ceux qui se mentent à eux-mêmes pour quelques billets.



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